Alicia Zaton trouve matière dans ce qui lui est antérieur. On sait maintenant cette constante, son travail répond d’une logique testamentaire. Chaque matériau, chaque objet, chaque mot, forme ou image qu’elle collecte est prétexte à consigner, à exhumer autant de traces mémorielles ; des reliques des plus confidentielles aux plus prosaïques aux moyens desquelles elle passe au crible l’histoire familiale où elle s’inscrit. Pièce après pièce, elle dresse ainsi patiemment l’implacable inventaire du legs comme des dûs que cet héritage lui assigne. Pour cette seconde exposition personnelle à Progress Gallery, Alicia Zaton resserre la focale et choisit cette fois de porter un regard rétrospectif sur cette période charnière qu’est l’adolescence. A partir d’une sélection de documents personnels – photographies domestiques, bribes de textes intimistes et autoportraits de la première heure crayonnés sur les pages de ses cahiers d’écolière –, elle revient sur les paradoxes qui caractérisent ce moment clef dans la construction de la subjectivité.
Comme souvent dans sa pratique, Alicia Zaton rend compte d’un temps en convoquant un lieu : ici immanquablement c’est la chambre, territoire biographique initial. Comme il se doit, l’endroit ne se donne pas – un rideau tendu de part en part à l’entrée de la salle d’exposition en préserve jalousement l’ouverture. L’étoffe fait totalement écran, cristallisant par le fait la valeur de refuge – et de secret, aussi – conférée à cet antre. Ce dispositif de mise à l’écart n’est d’ailleurs pas sans suggérer certains des mécanismes qui instituent l’ailleurs sans lieu de l’hétérotopie, chez Foucault.
De chaque côté de la fente centrale ouvrant la tenture, sur les deux pans de tissus d’un blanc virginal court un motif ascendant de flammes ; un feu qui, traité en dégradés rosâtres rutilants, paraît d’ailleurs moins ardent que sanguin.
Derrière ce seuil équivoque, un espace insondable, à couvert. C’est-à-dire à la fois protégé des regards et dans l’attente inéluctable du dévoilement – Derrida le rappelle : quoiqu’il dissimule, le mouvement propre du voile demeure d’être destiné à se lever. Alicia Zaton a voulu ce rideau liminaire comme cette invite ambivalente, laquelle, faisant obstacle, atteste dans le même temps assez brutalement de la chose pudiquement cachée. Ainsi, au seuil de ce propos sur l’adolescence ce plan, repoussoir qui indexe la présence, la béance de la chambre qu’il défend. Ce rempart dérisoire porte du reste un défi : celui du franchissement de la barrière de flamme – rite de passage patent, s’il en est.
En pendant inverse à ce rideau d’avant-scène, une œuvre murale : installation constellée de poèmes, de posters, de dessins. Des documents en grande majorité d’époque même si certains, perdus depuis, ont été rachetés ou reproduits de mémoire, voire inventés pour l’occasion. Là est la chambre, dans cette matière première où trace biographique et fiction s’entremêlent. Un lacis de résilles tapisse cet amas hétéroclite de souvenirs et de témoignages. Ce filet plus ou moins distendu est assemblé par des moyens de fortune – les bas sont réunis à coups d’agrafes, de larges points de couture et d’épingles à nourrice, le résultat évoquant à dessein la maladresse appliquée des premiers travaux d’aiguille. Dans cette pièce réalisée en collaboration avec Louise Boghossian, Alicia Zaton souligne l’ambiguïté de ce trait distinctif commun à l’autobiographie et à l’adolescence : ce désir de rendre visible certains aspects de soi relevant de l’intime. Tout réside dans le choix de cette résille, suffisamment ajourée pour ne faire que très symboliquement obstacle à la vue. Résille qui, de surcroît, ajoute une certaine charge sensuelle à ces documents qu’elle vient épouser, faisant par moment incliner cette velléité à l’extimité vers cet extrême, l’exhibition.
Choisir ce que l’on dissimule où montre, voilà la polarité centrale de ce travail d’Alicia Zaton sur l’adolescence. Une préoccupation qui, in fine, recoupe l’intérêt qu’elle a toujours porté à la question de l’écriture de l’histoire familiale. Le lien se noue dans ces caviardages qu’elle accomplit, venant noyer sous d’épaisses couches de bitume huileuses des icônes réalisées par Lauren Coullard : la mutilation asphyxie la figure d’autorité, elle la met au rebut, la faisant tomber du haut de son piédestal jusque dans cette flaque noirâtre qui semble en voie de l’engloutir. Par ce geste, Alicia Zaton accuse ce paradoxe de l’archivage d’être indissociable de la sélection, de la destruction, de l’oubli.
Retracer son histoire, c’est la débarrasser. La passer au tamis – et c’est une autre destination possible de la résille, dont les rets plus ou moins serrés ont ce potentiel de dissimuler, retenir ou au contraire laisser filtrer… L’héritage n’est jamais un donné, c’est toujours une tâche – à laquelle Alicia Zaton œuvre pour trouver, dans la reconstruction autobiographique, l’espace d’une distance à soi.